Jean-Gabriel Périot réalisateur de Retour à Reims [Fragments] : "C’est vraiment au montage qu’un tel film s’écrit"

 

Cette adaptation de Didier Eribon, présentée dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs, a été l’occasion pour Jean-Gabriel Périot « de ramener dans notre présent les corps de cette classe ouvrière à laquelle lui et moi avons appartenu, des corps encore et toujours trop absents de la représentation et de l’histoire ».

 

Tout d'abord question basique, comment t’es venue cette idée d’adapter le texte de Didier Eribon ?

En fait, l’idée n’est pas de moi mais de Marie-Ange Luciani, productrice aux Films de Pierre, qui m’a un jour appelé, alors que nous ne nous connaissions pas, pour me proposer une adaptation de Retour à Reims. Habituellement, je ne m’engage jamais sur les propositions que je peux recevoir de producteurs. Non pas que leurs idées ne seraient pas bonnes, bien sûr ! Ça vient plutôt de ma manière intime de me projeter dans un film à venir. C’est difficile de savoir pourquoi et comment un sujet ou une question va devenir le moteur d’un projet. En tout cas, il ne suffit pas de me proposer un sujet, aussi intéressant soit-il, pour que j’en fasse un film.

Par curiosité, j’ai relu le livre de Eribon après l’appel de Marie-Ange. Je pensais tout d’abord refuser cette proposition que je trouvais incongrue mais après cette relecture, puis en la rencontrant, j’ai compris qu’elle avait raison d’entrevoir une cohérence entre ce texte et mon travail. C’est un livre dont je suis proche pour plusieurs raisons personnelles (mon homosexualité, la classe dont je suis issu et de laquelle je suis sorti, etc.) mais paradoxalement ce n’est pas là que je voyais un film à faire.

Ce qui m’a frappé en relisant Retour à Reims avec cette idée d’en faire peut-être une adaptation, c’est la jonction entre une histoire personnelle, celle des parents de Eribon et de ses grands-parents et une histoire politique, celle de la deuxième partie du XXe siècle dont nous vivons encore les contres-coups. Il y a dans les pliures, les croisements, qu’Eribon a opéré entre ces deux mouvements historiques, quelque chose qui se joue que je pouvais interroger et partager grâce à un film. Je pouvais grâce à ce texte ramener dans notre présent les corps de cette classe ouvrière à laquelle lui et moi avons appartenus, des corps encore et toujours trop absents de la représentation et de l’histoire.

 

Comment as-tu procédé pour ta recherche d’images préexistantes ?  Quand tu cherches des archives, tu as déjà des idées précises en tête ? Tu as mis au point une méthode de travail qui s’affine de film en film ?

Je ne sais pas si j’ai réellement une méthode de travail ! En termes technique bien sûr, je suis devenu excessivement organisé et certains processus se répètent de film en film. Mais si on va au-delà de l’aspect purement pratique, chaque film appelle à sa propre manière d’aller vers les archives, de les trouver puis de les agencer. La seule chose vraiment commune à chaque projet, c’est ma volonté de voir le maximum de films (au sens large). Je ne me contente jamais d’un seul extrait sur un sujet donné ou pour une séquence précise à construire. J’ai au contraire besoin de regarder le plus possible des films existant sur ce sujet en particulier. C’est seulement en étant le plus exhaustif possible, que l’on arrive à trouver les extraits les plus justes, les plus précis, les plus signifiants, les plus beaux également. Il faut que chaque pièce du montage soit choisie de manière à ce qu’elle ne puisse pas être remplacée, comme si elle était unique. Et c’est alors qu’elle devient précieuse, qu’elle n’est plus une image générique, interchangeable.

Évidemment, à chaque fois que je commence un film, j’ai quelques extraits de films vus précédemment qui me reviennent en mémoire. Pour Retour à Reims [Fragments], il y avait par exemple, et évidemment, les films des groupes Medvekine. Mais il y a aussi des choses moins attendues qui peuvent surgir, comme l’extrait que j’utilise de La Crise de Coline Serreau que je n’avais pourtant jamais revu depuis sa sortie… En tout cas, ce que l’on se rappelle spontanément au début du travail n’est qu’une goutte d’eau par rapport à ce que l’on va finalement voir.

C’est surtout par un travail de recherche méthodique que l’on trouve les éléments qui vont constituer le film. Pour ce Retour à Reims [Fragments], cette recherche n’était pas si compliquée car nous avions besoin d’archives françaises, et donc plus ou moins facilement identifiables, et que les productions cinématographiques ou télévisuelles françaises sont à peu près correctement conservées. La difficulté de ce projet était la grande multiplicité des thèmes abordés et des époques couvertes, ainsi que la sous-représentation de certains aspects de cette histoire (comme la violence faite aux femmes, les femmes de ménages, le racisme, etc.)

C’est aussi la première fois que j’utilisais une voix off, ce qui a représenté pour moi une nouvelle difficulté en termes de recherches. Je ne déteste en effet rien de plus que les documentaires avec voix off et images d’archive illustratives. Si je n’avais pas l’ambition de réinventer le genre avec mon propre film, je voulais par contre que le jeu entre la voix et les images soit le plus juste possible. C’est-à-dire que la voix n’écrase pas les images, ne les cantonne pas à un rôle illustratif, mais également que les images ne soient pas fortes ou puissantes au point qu’on en oublierait d’écouter la voix. Ça ne paraît pas grande chose comme ça, mais ça nécessite de nombreux essais et une matière visuelle disponible très large.

 

Tu montes toujours seul ? Combien de temps pour tout assembler ? Des étapes clefs ?

Oui, je monte toujours seul. C’est vraiment au montage qu’un tel film s’écrit, en testant, en éprouvant les images, la musique, la voix. Ce n’est pas un travail qu’il me semble possible de déléguer.

Ce n’est pas très facile de délimiter les étapes clefs de la réalisation film de montage car tout s’imbrique ! Et encore, sur ce film en particulier, ce qui a été assez simple, c’est la construction de la ligne narrative et l’écriture du « scénario ». Le grand avantage d’une adaptation est évidemment que le texte est préexistant ! C’est plus facile de « monter » un texte que de l’écrire… Sur mes autres films, au contraire, le déroulé narratif s’écrit au fur et à mesure que j’avance dans la recherche du matériel archivistiques. En tout cas, sur Retour à Reims [Fragments], ce qui correspond à un scénario et à une trame narrative était préexistant à la recherche documentaire et au montage. Deux étapes qui elles s’imbriquent totalement. La recherche d’archives (qui passe à la fois par des lectures, des visionnages de ce qui est accessible en ligne et des demandes auprès d’institutions ou d’ayants-droits) et le montage vont toujours de pair. On effectue d’abord une première série de recherches très large et je commence à monter avec ce que l’on a trouvé. Je me rend ainsi compte de ce qui peut manquer, des archives qui n’iront pas ou au contraire de certains extraits qui sont évidents. Ce qui permet de préciser la recherche. Et on avance ainsi en parallèle, jusqu’à ce que le montage soit définitif. Je ne prends évidemment pas ici en compte les problèmes de droit, de prix ou de qualité qui ne manquent d’advenir au fur et à mesure du processus.

Pourquoi ce choix d’Adèle Haenel pour la voix du film ? Comment s’est opérée votre rencontre autour de ce texte ?

Demander à Adèle Haenel d’interpréter la voix off nous est apparu comme une évidence. Le texte de Didier Eribon est très universel ou disons que sa force est que même s’il est très intime, ou peut-être justement pour cette raison, c’est qu’on s’il faisait état d’une expérience que nous sommes nombreux à avoir vécu ou en partie vécue. L’enjeu de son adaptation était d’ouvrir encore plus ce texte, de montrer que l’histoire des parents de Eribon n’était pas unique mais au contraire exemplaire de toute une classe. Faire parler des ouvriers et des ouvrières dans le film répond de ce désir. Que le texte lui-même soit interprété par une voix différente de celle de l’auteur permettait là encore d’élargir le « je » du texte. Qu’une jeune femme s’en empare nous est apparu être une évidence. J’aime de plus beaucoup la voix d’Adèle. Elle possède cette tessiture rocailleuse qui trahit une appartenance populaire, ou qui du moins est très éloignée de ces voix claires des gens des milieux privilégiés. Et puis, entendre Adèle, c’était entendre une personnalité d’aujourd’hui, politiquement impliquée et représentative de sa génération et des combats actuels. C’était ramener de la contemporanéité dans cette histoire passée mais loin d’être révolue.

La collaboration avec Adèle Haenel fut très fructueuse. Comme comédienne, elle est très exigeante envers elle-même. Le texte était est très difficile à lire à voix haute, il n’a pas été écrit pour être lu et l’écriture de Eribon est parfois très complexe. Et je n’avais moi jamais dirigé un enregistrement de voix off… Du coup, cette exigence d’Adèle fut non seulement la bienvenue mais même salutaire ! Grâce à elle, on a repris les enregistrements jusqu’à ce que chaque fragment soit au plus juste en termes de jeu et de compréhensibilité. Après, la nature même du texte et de l’interprétation que j’en ai tirée ouvre à des questions politiques qu’il n’est pas facile de trancher. Avec Adèle, nous n’avons donc évidemment pas manquer de discuter, parfois vivement, sur certains passages du texte !

 

Qu'attends-tu de cette sélection cannoise ?

Cannes, c’est évidemment la plus grande fenêtre d’exposition que l’on puisse avoir en France. Contrairement à la plupart de mes films précédents qui ont pour sujets des évènements historiques d’autres pays, Retour à Reims [Fragments] raconte vraiment une histoire française et il nous semblait primordial d’adresser ce film aux spectateurs français. Le montrer à la Quinzaine, c’est l’exposer aux professionnels français, notamment aux exploitants, des partenaires essentiels pour qu’un tel film puisse exister et trouver son public.

 

Tu mènes souvent plusieurs projets de front. D’autres films en cours ?

Évidemment ! Avant de répondre sur les films à venir, il me paraît important de préciser que si je travaille toujours sur plusieurs films de front, ce n’est pas par boulimie mais simplement parce certaines étapes du travail sont très (très) longues. Comme la recherche documentaire pour préparer l’écriture, ou encore la recherche de financements par exemple. Du coup, je « tuile » mes différents films en cours. Je pense aussi que rester plusieurs années sur un seul film me rendrait fou ! Passer d’un projet à l’autre me permet de garder mon énergie et de réactiver en permanence le désir pour chacun des films en cours.

Parmi les projets du moment, le film qui sera fini le plus prochainement s’appelle Facing Darkness. C’est un long-métrage documentaire, mi archives mi interviews, autour de quelques réalisateurs bosniens qui avaient la vingtaine au début du Siège de Sarajevo en 1992, qui ont alors dû participer à la guerre mais qui ont aussi commencé ou continuer à faire des films en parallèle.

 

Patrice Carré
Le Film français
11 juillet 2021